Guillaume Dheulland, d’après Jacques I Androuet du Cerceau (1510-1584)
Plan de Saint-Victor (détail du cimetière des Innocents et du marché des Halles), 1756-57, copie du plan dessiné par Androuet du Cerceau vers 1552, BNF, Cartes et Plans
L’histoire des Halles centrales de Paris remonte à la décision, prise par Louis VI en 1137, de transférer le marché Palu (près de Saint-Germain-le-Vieil, sur l’île de la Cité) et le marché central (en place de Grève) sur le territoire des Champeaux, au croisement de trois voies importantes : les rues Saint-Denis, Montmartre et Saint-Honoré. Philippe-Auguste donna une nouvelle ampleur à ce nouveau marché, qui se fixa définitivement à l’emplacement des Halles centrales de Paris, en achetant la foire Saint-Ladre ou Saint-Lazare vers 1181-83.
Au marché des Halles, les Parisiens trouvaient les denrées essentielles (viandes, pain et vin), mais aussi du textile, des chaussures, de la mercerie aux environs de la rue de la Grande-Friperie. Au fil du temps, le marché ne cessa de s’agrandir ; de nouveaux bâtiments furent édifiés.
Mathieu Merian (1593-1650)
Plan de la ville, université, cité et fauxbourgs de Paris avec la description de son antiquité [détail des Halles et du cimetière des Innocents], 1615, burin, eau-forte et aquarelle
En 1543, François Ier décida la démolition des bâtisses existantes et leur remplacement par des « maisons et manoirs commodes ». Ce chantier de rénovation des Halles, qui se poursuivit jusqu’en 1572, fit émerger de nouvelles maisons dotées de portiques ou galeries couvertes, connu(e)s sous le nom de « piliers des Halles ».
Attribué à Jakob Grimer
Le Cimetière et l’église des Saints-Innocents (vue tournée vers la rue Saint-Denis), vers 1570, huile sur bois, 60 x 50 cm, Paris, musée Carnavalet
Ces premières halles marchandes jouxtaient pratiquement l’enclos du vieux cimetière des Innocents, qui occupait une grande parcelle voisine délimitée par les rues des Innocents, Saint-Denis et Berger (ancienne rue aux Fers). Ce cimetière était doté d’une église consacrée aux Saints-Innocents, située à l’angle des rues Saint-Denis et aux Fers, et de galeries à arcades, élevées le long de ses quatre côtés au XIVe siècle.
On inhumait, sous les galeries, les corps des personnes suffisamment riches pour acheter une tombe ; les corps des plus pauvres étant jetés dans les fosses communes du cimetière. Mais, faute de place, les combles de ces galeries abritèrent les célèbres charniers où s’entassaient les ossements retirés des fosses communes peu à peu saturées.
Germain Pilon
La Mort Saint-Innocent, vers 1530, albâtre, hauteur : 120 cm, Louvre
Parmi les objets conservés au cimetière des Innocents, on tenait renfermée dans une armoire, que l’on ouvrait seulement pour la Toussaint, une sculpture en albâtre représentant La Mort Saint-Innocent, sculptée par Germain Pilon.
Retirée en 1786 et transportée à Saint-Gervais, puis à Notre-Dame, avant d’être entreposée au musée des Monuments Français, cette précieuse figure est, depuis 1866, conservée au Louvre. A l’exception du bras, repris par Louis-Pierre Deseine (1749-1822), elle a traversé le temps sans dommages. La Mort Saint-Innocent présente un grand parchemin sur lequel est gravé :
Il n’est vivant tant soit plein d’art Ne de force pour résistance Que je ne frappe de mon dard Pour bailler aux vers leur pitance Priez Dieu pour les trepassesLe cimetière des Innocents demeura longtemps en activité, malgré les vives protestations de la population environnante, qui se plaignait des odeurs pestilentielles. En 1766, un arrêt solennel du parlement interdit en vain les inhumations. Elles se poursuivirent jusqu’au jour où un habitant de la rue de la Lingerie trouva sa cave envahie par des cadavres en putréfaction issus d’une fosse dont le mur s’était en partie éboulé. Le Conseil d’État décida alors que l’église des Saints-Innocents et les charniers seraient démolis et le terrain, aménagé pour y accueillir le marché aux herbes et légumes qui se tenait dans les rues Saint-Denis et de la Ferronnerie.
Jean-Charles Tardieu (1765-1830)
Une scène du marché des Innocents à Paris, début XIXe siècle, huile sur toile, Paris, musée du Louvre
Depuis quelques temps déjà, lingères, mercières et marchandes de mode s’étaient installées contre les galeries du Charnier et arrêtaient les passants afin de proposer leur marchandise. Mais après la fermeture du charnier et la démolition de l’église en 1786 et 1787, puis la translation des ossements du cimetière dans les vieilles carrières de pierre creusées sous la plaine de Montsouris (actuelles Catacombes), c’est un marché aux fleurs, fruits et légumes qu’on transféra aux Innocents, une fois le sol renouvelé, exhaussé et pavé.
En vertu d’un décret impérial du 30 janvier 1811, le marché des Innocents fut cédé à la Ville de Paris, qui décida la construction, autour de ce marché, de galeries de bois pour abriter les étals des marchands.
La fontaine des Innocents (1548-1788)
L’architecte Pierre Lescot avait, au milieu du XVIe siècle, édifié une fontaine dénommée primitivement « Fontaine des Nymphes ». Cette fontaine se présentait sous la forme d’une loggia ouverte, à l’angle des rues Saint-Denis et aux Fers, pratiquement adossée au chevet de l’église des Saints-Innocents. Elle offrait une seule arcade sur la rue Saint-Denis et deux arcades sur la rue aux Fers (actuelle rue Berger). Ces arcades, placées sur un soubassement d’où l’eau s’écoulait par de petits mascarons, étaient flanquées de pilastres corinthiens et de reliefs réalisés par le fameux Jean Goujon (vers 1510-vers 1567).
Les nymphes de Jean Goujon
Drapées à l’antique, les cinq nymphes de Jean Goujon témoignent d’un style inspiré par l’art des Maniéristes italiens, actifs à Fontainebleau au XVIe siècle. Le sculpteur les représente debout, renversant une urne ou tenant une grande rame en allusion aux rivières dont elles sont les divinités. Elles présentent leur visage de face ou de profil, baissent ou détournent le regard ; les draperies mouillées et aux plis fluides laissent transparaître leur corps.
Le détail du relief ornant l’attique oriental
Goujon réalisa également les reliefs qui ornent les attiques des trois arcades de la fontaine : ici, un putto maniant un trident et chevauchant une conque. Il réalisa enfin les trois reliefs du soubassement de la fontaine, aujourd’hui déposés et conservés au Louvre.
La fontaine, vue de la rue des Innocents et les reliefs de la face méridionale, réalisés par Augustin Pajou
Après la démolition de l’église des Saints-Innocents, la fontaine se retrouva isolée au milieu d’un espace dégagé. On décida alors de la démonter et de la disposer en ornement de la nouvelle place du marché des Innocents, à l’emplacement d’un ouvrage plus ancien remontant probablement au règne de Philippe Auguste.
Des architectes proposèrent judicieusement de lui donner la forme d’un pavillon et sollicitèrent le sculpteur Augustin Pajou (1730-1809) pour compléter le décor d’une quatrième arcade. C’est ainsi que la fontaine de l’actuel square des Innocents ressemble aujourd’hui à un petit pavillon carré, surmonté d’un dôme.
L’une des nymphes de la face occidentale, à gauche de l’arcade, et le relief de l’attique méridional, sculptés par Pajou
Pajou réalisa les deux nymphes de la face méridionale et l’une des deux nymphes de la face occidentale. Le sculpteur s’efforça d’imiter le style de son prédécesseur, afin d’harmoniser l’ensemble des décors, aussi bien dans l’exécution des nymphes que dans celle du relief ornant l’attique supplémentaire.
B. Jaillot
Plan de la ville de Paris et de ses faubourgs dédié au roi (détail du cimetière des Innocents, des Halles et de la nouvelle halle aux blés), corrigé et augmenté en 1762, BNF, Cartes et Plans
En 1762, Nicolas Le Camus de Mézières édifia la Halle aux Blés à l’emplacement de l’Hôtel de Soissons. Ce bâtiment circulaire existe toujours, mais sa silhouette a évolué en 1812, après la reconstruction de sa coupole par l’architecte François-Joseph Bélanger puis, à la suite d’un violent incendie au milieu du XIXe siècle et la transformation de l’ancienne halle en bourse de commerce.
Victor Baltard (1805-1874)
Les Halles Centrales de Paris; vue perspective à vol d’oiseau, vers 1863, gravure imprimée, Berlin, Staatsbibliothek
Au XIXe siècle, la présence des Halles centrales de Paris, au cœur de la capitale, posa le problème de la circulation et de l’hygiène. Une réorganisation de ses bâtiments parut indispensable. En 1848, un concours d’architecture fut lancé et remporté par Victor Baltard. En 1854, après quelques hésitations stylistiques, Baltard proposa d’édifier douze pavillons couverts de vitrage avec des parois en verre et des colonnettes en fonte.
Ces pavillons furent regroupés en deux groupes séparés par une rue centrale à ciel ouvert située au niveau du chevet de l’église Saint-Eustache, chacun des six pavillons des deux groupes étant réunis entre eux par des rues couvertes. Entre 1852 et 1870, dix pavillons furent construits. Deux autres pavillons furent achevés en 1936.
Theodor Hoffbauer (1839-1922)
Marché des Innocents en 1855, 1875-1882, lithographie en couleur, Brown University Library
La construction des Halles de Baltard condamna le marché des Innocents, devenu inutile, remplacé par un square aux dimensions plus restreintes, similaires à celles d’aujourd’hui. Lors de la création du square des Innocents, en 1860, la fontaine fut à nouveau déplacée, afin d’occuper le centre de ce nouvel espace public.
Charles Marville (1813-1879)
Les Halles centrales, vue intérieure, vers 1874, photographie, Paris, Bibliothèque Historique de la Ville de Paris
Les Halles centrales de Paris servirent de cadre au roman d’Émile Zola, Le Ventre de Paris, publié en 1873. Plusieurs passages évoquent l’architecture métallique de Victor Baltard et livrent l’ambiance populaire de ce marché de produits alimentaires, que fréquentait une population pittoresque :
« Mais ce qui le [Florent] surprenait, c’était, aux deux bords de la rue, de gigantesques pavillons, dont les toits superposés lui semblaient grandir, s’étendre, se perdre, au fond d’un poudroiement de lueurs. Il rêvait, l’esprit affaibli, à une suite de palais, énormes et réguliers, d’une légèreté de cristal, allumant sur leurs façades les milles raies de flammes de persiennes continues et sans fin. Entre les arêtes fines des piliers, ces minces barres jaunes mettaient des échelles de lumière, qui montaient jusqu’à la ligne sombre des premiers toits, qui gravissaient l’entassement des toits supérieurs, posant dans leurs carrure les grandes carcasses à jour de salles immenses, où traînaient, sous le jaunissement du gaz, un pèle-mêle de formes grises, effacées et dormantes. Il tourna la tête, fâché d’ignorer où il était, inquiété par cette vision colossale et fragile ; et comme il levait les yeux, il aperçut le cadran lumineux de Saint-Eustache, avec la masse grise de l’église. Cela l’étonna profondément. Il était à la pointe Saint-Eustache. »
Léon Lhermite (1844-1925)
Les Halles, 1895, huile sur toile, 404 x 635 cm, Paris, Petit Palais
« Une lueur claire, au fond de la rue Rambuteau, annonçait le jour. La grande voix des Halles grondait plus haut ; par instants, des volées de cloche, dans un pavillon éloigné , coupaient cette clameur roulante et montante. Ils [Claude et Florent] entrèrent sous une des rues couvertes, entre le pavillon de la marée et le pavillon de la volaille. Florent levait les yeux, regardait la haute voûte, dont les boiseries intérieures luisaient , entre les dentelles noires des charpentes de fonte. Quand il déboucha dans la grande rue du milieu, il songea à quelque ville étrange, avec ses quartiers distincts, ses faubourgs, ses villages, ses promenades et ses routes, ses places et ses carrefours, mise tout entière sous un hangar, un jour de pluie, par quelque caprice gigantesque. L’ombre, sommeillant dans les creux des toitures, multipliait la forêt des piliers, élargissait à l’infini les nervures délicates, les galeries découpées, les persiennes transparentes ; et c’était, au-dessus de la ville, jusqu’au fond des ténèbres, toute une végétation, toute une floraison, monstrueux épanouissement de métal, dont les tiges qui montaient en fusée, les branches qui se tordaient et se nouaient, couvraient un monde avec les légèretés de feuillage d’une futaie séculaire. »
Léon Lhermite
Les Halles (détail), 1895, Paris, Petit Palais
« Le cadran lumineux de Saint-Eustache pâlissait, agonisait, pareil à une veilleuse surprise le matin. Chez les marchands de vin, au fond des rues voisines, les becs de gaz s’éteignaient un à un, comme des étoiles tombant dans de la lumière. Et Florent regardait les grandes Halles sortir de l’ombre, sortir du rêve, où il les avait vues, allongeant à l’infini leurs palais à jour. Elles se solidifiaient, d’un gris verdâtre, plus géantes encore, avec leur mâture prodigieuse, supportant les nappes sans fin de leurs toits. Elles entassaient leurs masses géométriques ; et quand toutes les clartés intérieures furent éteintes qu’elles baignèrent dans leur jour levant, carrées, uniformes, elles apparurent comme une machine moderne, hors de toute mesure, quelque machine à vapeur, quelque chaudière destinée à la digestion d’un peuple, gigantesque ventre de métal, boulonné, rivé, fait de bois, de verre et de fonte, d’une élégance et d’une puissance de moteur mécanique, fonctionnant là, avec la chaleur du chauffage, l’étourdissement, le branle furieux des roues. »
Le pavillon aux œufs et aux volaille, reconstruit à Nogent-sur-Marne, square du Vieux-Paris
En 1960, la décision de transférer le marché des Halles à Rungis condamna cette fois-ci les Halles de Baltard. Ce transfert eut lieu neuf ans plus tard. La démolition des pavillons, un temps repoussée, se déroula finalement en 1973. Un seul pavillon -celui abritant le marché aux œufs et à la volaille- échappa à la démolition. Classé Monument Historique, il fut démonté en 1972 et reconstruit à Nogent-sur-Marne, square du Vieux-Paris, en 1976.
Trois vues du pavillon Baltard, à Nogent-sur-Marne
Sa silhouette émerge des frondaisons lorsqu’on se promène sur les bords de Marne, du côté de Nogent ou de Joinville.
Colonnes et arcades du pavillon Baltard
Protégé par une haute grille, le pavillon Baltard développe son architecture novatrice, basée sur l’emploi de fines colonnes cannelées à chapiteau composite et arcades de fonte. La structure métallique est agrémentée de panneaux de soubassement en mosaïque bleue (en remplacement de la brique initiale), et de baies vitrées, pour la galerie intermédiaire et les grandes arcades.
Le forum des Halles de Jean Willerval
D’importants travaux de restructuration du quartier s’engagèrent, avec la perspective de créer en sous-sol la gare ferroviaire de « Châtelet-les-Halles » du réseau express régional (RER) et ses correspondances avec plusieurs gares du métropolitain. Le projet de centre commercial (le « forum ») donna lieu à des vues divergentes ; un premier projet ayant été validé par le Président Giscard d’Estaing, puis rejeté par le maire de Paris Jacques Chirac. Celui-ci choisit, en 1975, Jean Willerval pour l’édification de l’architecture de surface, caractérisée par ses fameux « parapluies ». Le centre commercial fut inauguré en 1979 et le forum, en 1983. En 1986, Louis Arretche procéda à l’aménagement des jardins des Halles de Paris.
L’intérieur de la Canopée des Halles
Plus de 30 ans après son ouverture, le site des Halles dut être restructuré et modernisé en raison de la forte fréquentation des lieux, du vieillissement des structures et des matériaux employés pour la construction du forum, et de l’évolution des normes de sécurité. En juillet 2007, les architectes français Patrick Berger et Jacques Anziutti remportèrent le projet du futur « carreau des Halles » : ils sont les concepteurs de la canopée, qui se dresse désormais devant un vaste quartier piétonnier et un nouveau jardin.